Les molécules fluorescentes présentent la propriété d’émettre rapidement un rayonnement lumineux lorsqu’elles absorbent de l’énergie lumineuse. Ces molécules, appelées fluorophores, sont abondamment utilisées dans le domaine de l’analyse pour réaliser des dosages, des diagnostics, explorer des propriétés de la matière ou encore élaborer de nouveaux capteurs. Elles sont employées comme « marqueurs » en association avec des molécules d’intérêt dont on souhaite observer la présence dans un échantillon. Pour discriminer plusieurs fluorophores dans un même échantillon, la solution traditionnelle consiste à les différencier par leurs propriétés spectrales tout en optimisant leur brillance. Cette solution présente cependant des limites liées au recouvrement spectral des fluorophores ainsi qu’au phénomène interférent d’auto-fluorescence(*) souvent présent dans les échantillons biologiques.
À l’occasion de travaux réalisés sur un fluorophore appelé protéine fluorescente jaune (**), une équipe de recherche a découvert le phénomène de photo-commutation. Aujourd’hui observé dans d’autres molécules, il permet l’activation et la désactivation de la fluorescence des fluorophores par l’exposition à des rayonnements lumineux spécifiques qui agissent comme des interrupteurs.
Des chercheurs du Pôle de Chimie Biophysique de l’unité mixte de recherche CNRS-ENS-UPMC 8640 PASTEUR (qui s’intéresse aux aspects centraux de l’activation moléculaire en vue d’étudier aussi bien la réactivité des molécules que de dessiner les concepts pour de nouvelles applications (bio)analytiques) ont mis au point un protocole d’imagerie, dénommé OPIOM (Out-of-Phase Imaging after Optical Modulation)(***) permettant d’augmenter la sélectivité d’analyse par fluorescence en mettant à profit la cinétique de photo-commutation dans des fluorophores aux propriétés spectrales identiques.
Les récents développements menés par ces chercheurs ont permis d’améliorer encore le protocole OPIOM en exploitant plus avant la vitesse de réaction propre à chaque fluorophore photo-commutable. Cette avancée a donné naissance à un protocole dénommé Speed OPIOM (****) qui donne un accès direct et facilité à des analyses multiplexées de fluorophores photo-commutables spectralement identiques dans les échantillons. Speed OPIOM permet aussi de surmonter facilement l’obstacle que représente l’auto-fluorescence des molécules biologiques, y compris dans des échantillons vivants, en présence d’un éclairage naturel. Cette technologie innovante est de surcroit compatible avec la mise en œuvre de la discrimination spectrale classiquement utilisée – ce qui augmente la palette de fluorophores pour l’imagerie – et elle offre également l’avantage de pouvoir être utilisée avec des microscopes optiques classiques équipés de sources lumineuses dont l’intensité peut être modulée (diodes luminescentes, lasers,…).
Lutech accompagne aujourd’hui ces chercheurs dans un programme de développement visant notamment à consolider la propriété industrielle protégeant cette dernière innovation et à proposer son exploitation à des acteurs industriels de l’imagerie pour des applications dans le secteur de la recherche, l’agronomie, les bio-réacteurs ou encore l’agro-alimentaire.
Nous avons interrogé Ludovic Jullien, l’un des inventeurs à l’origine du projet, et Delphine Cardi, directrice du département développement d’affaire chez Lutech, qui accompagne le chef de projet en charge du dossier chez Lutech, pour connaître leur vision du programme.
[Ludovic Jullien] Comment abordez-vous le transfert de technologie au sein du laboratoire ?
Nous l’abordons de manière pragmatique. Chacun de nos projets de recherche est scruté pour son potentiel applicatif dès le stade initial, avant même que ne commence sa mise en œuvre. Nous intégrons ainsi très en amont des considérations qui ne rentrent pas toujours dans le cahier des charges de la recherche académique mais qui peuvent ultérieurement se révéler critiques dans un contexte de protection intellectuelle puis dans un cadre applicatif. Une fois que le projet a été mené, nous réexaminons son potentiel applicatif à l’aune des résultats obtenus et décidons si une démarche de protection doit être entreprise. Dans l’affirmative, nous contactons les structures de valorisation mises à notre disposition et définissons en commun la meilleure stratégie de protection et de valorisation.
[Ludovic Jullien] Dans votre quotidien, au laboratoire, vous êtes sans doute amené à utiliser des technologies développées par d’autres chercheurs académiques. Quelle part celles-ci représentent-elles dans les outils que vous utilisez ? Avez-vous un avis sur le marché des laboratoires de recherche pour ce type d’outils ?
Notre Pôle de recherche (et au-delà notre laboratoire) est très utilisateur de technologies développées par d’autres chercheurs académiques que ce soient des molécules ou des instruments. De façon générale, nous avons recours à de telles technologies chaque fois qu’un développement en interne se révèlerait plus long ou plus onéreux.
Le marché des laboratoires de recherche est signifiant mais son accessibilité est réservée à des acteurs disposant d’une technicité suffisante pour convaincre les chercheurs et ingénieurs des laboratoires.
[Ludovic Jullien] Au-delà du transfert de vos travaux vers des entreprises quelles sont vos attentes sur les contacts que vous aurez avec elles ?
Il y a d’abord beaucoup à apprendre du contact avec les entreprises intéressées par un transfert de nos travaux. Notre équipe n’est en effet pas toujours consciente des problèmes que ces entreprises ont à résoudre et l’échange élargit notre perspective sur nos propres travaux et elle peut même orienter leurs développements.
Nous sommes aussi intéressés par la mise en place de licences de brevets et de contrats de collaboration.
Nous sommes enfin concernés par les débouchés de nos étudiants et les discussions avec les entreprises constituent pour eux des ouvertures appréciables qui les informent quant au fonctionnement d’une entreprise et sont susceptibles de leur offrir des opportunités d’emploi.
[Delphine Cardi] Quel est le rôle d’un chargé d’affaire lorsque Lutech met en place des programmes de développement ?
Le rôle du chargé d’affaires est de s’assurer qu’une technologie issue d’un laboratoire de recherche académique puisse être un jour un succès commercial et de conseiller le chef de projet de la SATT Lutech ainsi que l’équipe de recherche sur la ou les meilleures stratégies de transfert à mettre en œuvre pour y parvenir.
Le chargé d’affaires passe tout d’abord du temps avec l’équipe de recherche pour bien appréhender la technologie et surtout déterminer à quels besoins elle répond. Ensuite, il analyse le marché pour bien la positionner afin de définir ses avantages et ses éventuelles limites par rapport aux produits existants ou en développement. L’objectif est d’identifier les segments adressables et de les hiérarchiser en fonction des investissements financiers et des temps de développement nécessaires pour que cette technologie soit transférée à une entreprise puis commercialisée.
Pour affiner son analyse, le chargé d’affaires contacte des experts, des leaders d’opinion et présente la technologie à des industriels ou des futurs utilisateurs. En amont, il prépare des supports de communication pour présenter la technologie. Cela lui permet d’en valider l’intérêt , d’en apprécier le degré de maturité, de définir la stratégie de transfert (et notamment d’orienter le transfert vers une entreprise existante ou à créer) et de déterminer si des validations supplémentaires sont attendues (eg. enjeux règlementaires). Le chargé d’affaires informe, le cas échéant, le chef de projet de l’impact des validations. Ce dernier peut ainsi évaluer si l’enveloppe budgétaire proposée pour le projet est adaptée pour atteindre un niveau de développement suffisant pour convaincre les futurs licenciés et garantir un retour financier optimal.
Dans le cas où le chargé d’affaires identifie une entreprise souhaitant s’impliquer dans les développements, un programme de co-développement peut alors être mis en place. Si le programme n’est pas mis en place de concert avec une entreprise existante ou dans le cadre d’un projet de start-up, le chargé d’affaires réalise la promotion de la technologie auprès d’entreprises prospectes à partir du moment où la preuve de concept est jugée suffisante pour intéresser de potentiels licenciés.
[Delphine Cardi] Qu’attend un chargé d’affaires d’une équipe de recherche lors de la définition de la stratégie de transfert, à l’occasion de son déploiement et au moment du transfert ?
Qu’elle sache lui expliquer la technologie.
Qu’elle lui transmette les informations utiles pour constituer des supports de communication (photos et éléments permettant de soutenir la preuve de concept) et qu’elle les valide.
Qu’elle mette en évidence les avantages de son projet par rapport aux technologies concurrentes dont elle a connaissance et celles identifiées au cours de l’étude de marché.
Qu’elle soit impliquée dans les étapes de prospection car l’équipe scientifique est toujours mobilisée pour apporter les réponses les plus précises possibles aux questions techniques des entreprises. Même si un très bon transfert de connaissances s’est opéré vers l’équipe Lutech, l’équipe scientifique reste celle qui maîtrise le mieux son sujet.
Au moment du transfert de la technologie au licencié, ce sera à l’équipe de recherche de transférer les compétences nécessaires à l’entreprise pour prendre en main la technologie et finir ces développements afin qu’elle puisse entrer en phase d’industrialisation puis de commercialisation.
Il est à noter que les compétences des chercheurs peuvent également intéresser des entreprises sans qu’elles aient déjà constitué de la propriété intellectuelle. Les chargés d’affaires de Lutech rencontrent régulièrement des entreprises qui leur font part de leurs besoins.
Pour pouvoir identifier des équipes susceptibles de pouvoir répondre à ces besoins le plus pertinemment possible, Lutech cartographie actuellement, avec ses établissements actionnaires, les compétences des laboratoires (et personnels) de son périmètre. Dans le cadre de cette action, Lutech lance un appel à manifestation d’intérêt auprès de tous les chercheurs et enseignant-chercheurs concernés pour qu’ils puissent faire état, de leur motivation pour travailler avec des entreprises et des compétences qu’ils peuvent mettre à leur disposition. (lien vers AMI chercheurs/entreprises)
[Delphine Cardi] Que pouvez-vous nous dire du marché de la « fluorescence » appliquée à la biologie et du positionnement de la technologie OPIOM sur ce marché ?
Beaucoup de protéines sont fluorescentes. Cette propriété leur vient de leurs compostions en acides aminés aromatiques (histidine, phénylalanine, tryptophane et tyrosine). La protéine fluorescente la plus connue du règne végétale est la chlorophylle impliquée dans la photosynthèse. La Protéine Fluorescente Verte (ou GFP – Green Fluorescent Protein) est celle qui est la plus connue du règne animal car, issue de la méduse Aequorea victoria, c’est aujourd’hui le marqueur le plus communément utilisé par les biologistes.
La recherche en biologie nécessitant de suivre l’expression de gènes au sein de tissus ou de cellules animales ou végétales, une des méthodes les plus efficaces est d’observer l’évolution de l’expression d’un marqueur facilement identifiable. Il en est de même dans le domaine des biotechnologies où on utilise une cellule ou un organisme usine pour produire des molécules d’intérêts. Afin de contrôler la production de ces molécules d’intérêts ou de s’assurer de l’état de santé de ces usines vivantes, il est important d’avoir un ou plusieurs marqueurs facilement identifiables.
Le marché de la fluorescence appliquée à la biologie représente près de 20 milliards d’euros et se sègmente en deux grandes catégories : les fluorophores utilisés comme marqueurs et l’instrumentation nécessaire pour détecter cette fluorescence.
Dans le cas de la technologie Speed-OPIOM, les segments de marché adressables sont assez nombreux. Ils recouvrent l’imagerie de fluorescence, la cytométrie, les essais immunologiques, les biopuces, les détecteurs de fluorescence et peut-être d’autres applications auxquelles nous n’avons pas encore pensé.
Voici les principaux atouts de la technologie sur chacun de ces segments : signal de fluorescence détectable à la lumière ambiante, affranchissement de la fluorescence intrinsèque, multiplexage.
(*) L’auto-fluorescence désigne l’émission de fluorescence endogène de certaines molécules présentes dans la matière vivante. Sa manifestation dans des échantillons peut conduire à noyer le signal des molécules marquées et rendre ainsi leur détection difficile voire impossible.
(**) YFP :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Fluorescence
https://www.ted.com/talks/david_gruber_glow_in_the_dark_sharks_and_other_stunning_sea_creatures?language=fr
(***)J. Querard, T.-Z. Markus, M.-A. Plamont, C. Gauron, P. Wang, A. Espagne, M. Volovitch, S. Vriz, V. Croquette, A. Gautier, T. Le Saux, L. Jullien, Photoswitching kinetics and phase sensitive detection add discriminative dimensions for selective fluorescence imaging, Angew. Chem. Int. Ed., 2015, 54, 2633-2637.
(****) Jérôme Quérard, Ruikang Zhang, Zsolt Kelemen, Marie-Aude Plamont, Xiaojiang Xie, Raja Chouket, Insa Roemgens, Yulia Korepina, Samantha Albright, Eliane Ipendey, Michel Volovitch, Hanna L. Sladitschek, Pierre Neveu, Lionel Gissot, Arnaud Gautier, Jean-Denis Faure, Vincent Croquette, Thomas Le Saux, Ludovic Jullien. « Resonant out-of-phase fluorescence microscopy and remote imaging overcome spectral limitations. », Nature Communications, à paraître (fin août – début septembre).